L'éclatement des bulles Internet et Télécoms

Posté jeu 04/04/2002 - 00:00
Par admin

"Rien de nouveau depuis le célèbre « tous les jours se lève un pigeon qui ne demande qu’à être plumé », si ce n’est la massification des pigeons", note Hervé Gasiglia (photo Une), à propos de l'incroyable faillite d'Enron. Professeur au collège Polytechnique, à HEC, au CPA et à New York University, il engage à partir de cet événement, une analyse de l'éclatement des bulles économiques . Humour et théorie…

Rien de nouveau si ce n’est la massification des pigeons et la multiplication des sommes en jeu…, note non sans humour, Hervé Gasiglia. Docteur en sciences économiques, ancien HEC, actuel professeur au collège Polytechnique, ainsi qu'à HEC, au CPA et à New York University, ce merveilleux agitateur d'idées est devenu l'un des spécialistes du management de l'innovation à travers une thèse qu'il a soutenue avec brillance l'an dernier. Recherchant constamment dans l'actualité les événements qui peuvent faire évoluer la théorie économique, il s'est cette fois intéressé à l'incroyable faillite d'Enron aux Etats-Unis.Au delà de l'acidité des remarques sur l'asymétrie d'information entre les petits actionnaires d'une part et les dirigeants de grands groupes ou les puissants institutionnels d'autre part, Hervé Gasiglia pose un problème de gouvernance d'entreprise. L'analyse de l'éclatement de la "bulle Internet" met en lumière deux visions souvent diamétralement différentes sur laquelle se bâtit toute la stratégie d'une compagnie : la vision court terme des actionnaires qui cherchent des résultats rapides pour engranger les plus values boursières et la mise en perspective stratégique de l'entreprise qui repose sur le long terme.Sans fard et dans un langage toujours vif, voici l'analyse très tonique d'Hervé Gasiglia sur l'éclatement des bulles Internet et Télécoms (les intertitres sont de la rédaction).Le grand loto de la bourse"L’affaire Enron, grâce à un casting et un scénario qui lui vaudra plusieurs oscars dans le film qu’Hollywood ne manquera pas de lui consacrer, n’est finalement qu’une petite péripétie par rapport aux sommes phénoménales qui ont changé de poches suite à l’éclatement de la bulle Internet, suivie de celle de toute une industrie, celle des Télécoms.Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme. La question est donc de savoir où l’argent perdu est passé, comment, et surtout de connaître dans quelles conditions le phénomène sera ou ne sera pas susceptible de se répéter.Derrière ces faillites, c’est tout le problème des asymétries économiques qui est posé, ou, en utilisant un langage moins académique et plus populaire, c’est tout le problème des différences de chance au grand loto de la bourse entre les "insiders" (ceux qui ont l’information, et savent l’utiliser au bon moment) et les outsiders (vous, moi…)Des dirigeants de valeurs télécoms qui partent au bon momentDeux constats remettent en effet profondément en question l’opportunité pour tout un chacun de chercher à augmenter ses revenus ou compléter sa future retraite par la bourse - le sujet n’est pas mince…- tout d’abord, celui de la manière dont les dirigeants de ces sociétés sont -et se rémunèrent.Le problème ne réside pas tant dans le niveau des rémunérations qui n’ont jamais été aussi hautes malgré une deuxième année consécutive de baisse de Wall Street. Mais dans le fait, que comme dans le cas d’Enron, les dirigeants préfèrent leur portefeuille à. ce que, pauvres de nous, nous avons coutume d’appeler la morale. Dans le domaine des télécommunications, on s’aperçoit que certains dirigeants de valeurs télécoms sont partis au bon moment.Les Français ont clairement des leçons d’efficacité à prendre sur ce plan. Quant à notre Michel Bon, dont on connaît le système de valeurs, il est sur ce point carrément "ringard". Les discours actuels de l’équipe Bush sur l’éthique des affaires comme substitut naturel à la loi ne peuvent sur ce plan que nous laisser un peu dubitatifs (l’exception culturelle française sans nul doute…).- ensuite, et plus grave, celui de la transparence des moyens utilisés par un petit nombre d’ "insiders" pour augmenter artificiellement la valeur boursière de ces sociétés. Le Congrès américain vient de lancer la semaine dernière une enquête sur la manière dont certaines sociétés se seraient mutuellement passé des commandes, à la seule fin d’augmenter artificiellement leurs chiffres d’affaires, cours de bourse et politique financière obligent.Les rémunérations des "insiders" des valeurs télécoms sinistréesLe soupçon, une fois de plus, porte sur les interconnexions (trop ?) fortes existant toujours (et nécessairement) au sein d’un trop petit monde de décideurs et de financiers, unis par un même intérêt, celui de faire monter les cours le plus rapidement possible, avant de quitter, l’argent en poche. Rien de nouveau depuis le célèbre "tous les jours se lève un pigeon qui ne demande qu’à être plumé", si ce n’est la massification des pigeons, et la multiplication des sommes en jeu…Si l’on regarde par exemple les rémunérations des "insiders" des compagnies impliquées dans le désastre télécoms,- Gary Winnick, président de Global Crossing a revendu depuis 1997 ses actions suffisamment tôt pour encaisser un total de 734 millions de dollars. Son ancien DG a fait moins bien, n’arrivant qu’à valoriser son portefeuille à hauteur de 250 millions de dollars, ce qui nous fait quand même pas loin de 1,5 milliards de nos (défunts) francs. Petit joueur (Global Crossing, l’ex valeur montante des télécoms est quand même la quatrième plus grosse faillite de l’histoire des USA ).- les président et vice-président de Worldcom se sont contentés d’une petite plus value de 150 millions de dollars pour le premier et seulement 90 millions de dollars pour le second.- Qwest communications : son président, Jospeh Nacchio a réalisé un bonus d’un peu plus de 300 millions de dollars sur la revente de ses stock-options, et son vice-président a fait le gambit royal, avec presque 2 milliards de dollars (1974,4 millions). Deux fois le budget du Conseil Général des Alpes-Maritimes encaissé par un seul homme…Quand les "insiders" encaissent, les "outsiders" paient…Evidemment, lorsque les insiders encaissent, ce sont les outsiders qui paient, tous ceux qui n’ont pas eu l’information suffisamment tôt sur la réalité des chiffres d’affaires par rapport aux prévisions… Les dégats sont importants. Chez Qwest par exemple, les plans de retraite des salariés étaient investis à hauteur de 40 % dans des actions de la société, lesquelles ont perdu aujourd’hui environ 80 % de leur valeur.Plus généralement, on estime les suppressions de postes, dans le secteur des télécommunications aux USA, à plus de 400.000. Plus de 15 sociétés ont demandé à se mettre sous la protection de la loi sur les faillites. La valeur qui s’est évaporée des portefeuilles des actionnaires lambda est estimée - par l’International Herald Tribune de la semaine dernière - à environ 1,4 milliard de dollars. Small is not beautiful.Le problème, que l’on s’entende bien, n’est pas dans l’importance des rémunérations des "CEO". On peut même s’attendre à ce que dans l’avenir, le marché continue à rémunérer les dirigeants de valeur (les dirigeants français sont même sur ce point scandaleusement sous-payés… n’en déplaise à notre Arlette nationale).Le cas emblématique d'EnronCe qui pose problème est d’abord l’utilisation à titre personnel d’informations privilégiées pour réaliser les bonus au bon moment, dans une logique qui ressemble furieusement à celle des rats quittant le navire. Enron est emblématique de ce côté là.Ensuite le fait que puisse exister aujourd’hui de gros soupçons portant sur la manière dont le petit monde des "insiders de la finance" (investisseurs et analystes) a activement contribué à la formation de ces bulles spéculatives aussi bien dans l’Internet que pour les télécommunications.Les investisseurs ont pu lever autant d’argent :- d’une part parce que les télécoms semblaient aller dans le sens de l’histoire ("at the time, it seemed like a logical progression of the history : cellular, the Internet, the new thing. It was bold, it was risky, it was expensive. And it was wrong". David Barden, J.P Morgan Chase & Co).- d’autre part, parce que les analystes et conseils en investissements n’ont pas hésité à inventer de nouvelles logiques de rationalisation d’achats d’actions pourtant déjà largement surévaluées. La méthode la plus populaire étant de valoriser les compagnies sur l’argent déjà investi dans les réseaux, dans un raisonnement auto-tellique : "si je vaux ce que vous avez investi dans ma société, plus vous investissez, plus j’ai de valeur". Petit détail qui manque dans le raisonnement : "il s’agit de votre argent, pas du mien…" .Indépendamment de l’enquête en cours sur de possibles facturations croisées pour augmenter fictivement le chiffre d’affaires, le problème posé est donc celui de l’absence de pouvoir de contrôle dans ce petit monde de quelques centaines de décideurs financiers et de sociétés télécoms, qui a joué à la hausse (pour les détenteurs d’informations privilégiés), et qui joue maintenant à la baisse (pour le grand public), chacun entraînant l’autre dans la catastrophe. Comme le disait Pierre Dac, en une traduction parlante des asymétries, "un con riche, c’est un riche; un con pauvre, c’est un con".La conclusion : faire respecter des règles du jeu d'équitéEn définitive, et au delà du cynisme du système, c’est toute la question des règles du jeu de l’économie libérale qui se pose avec encore plus d’acuité. Le libéralisme n’est pas, et n’a jamais été conçu comme le laissez-faire généralisé. Depuis Adam Smith, on sait que seules les entreprises créent de la richesse, mais on sait aussi que la richesse créée par les entreprises ne profitera à l’ensemble de la collectivité que dans le cadre de règles de jeu précises, évitant l’accaparement de la valeur ajoutée par quelques "insiders".Devant la faillite évidente, prévisible et "normale" de l’ "éthique d’entreprise" (avec Enron, on a eu la "totale"), seul le recours à un arbitre indépendant des entreprises et représentant l’intérêt du plus grand nombre évitera une désaffection de la collectivité des "outsiders" pour l’achat d’actions, que ce soit pour un complément de revenus ou pour financer ses futures retraites.En d’autres termes, il est dans l’intérêt bien compris à long-terme du libéralisme pur et dur d’avoir un Etat suffisamment fort pour faire respecter des règles du jeu d’équité."Hervé Gasiglia

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