Etude de marché : est-elle encore justifiée dans le post-covid ?

Dominique Vian, professeur à SKEMA, auteur d'ISMA 360, une boussole de l'entrepreneur innovateur et Guillaume Maison, spécialiste de l'effectuation, prennent le contrepied de BPI qui vient de publier une infographie sur les "7 bonnes raisons de faire une étude de marché". Dans un avis d'expert intitulé "Les nouvelles folles recommandations de BPI France", il réfutent point par point l'argumentation de la Banque Publique d'Investissement et la relègue au "monde d'avant".

BPI Etude de marché

La "sacro-sainte" étude de marché est-elle toujours une étape indispensable pour tout porteur d'un projet entrepreneurial ou créateur d'entreprise? La BPI (Banque Publique d'Investissement), l'un des piliers du financement des jeunes entreprises innovantes estime que oui. C'est pour elle un passage qui reste essentiel. Elle vient d'ailleurs de publier une infographie, expliquant pourquoi et donnant 7 bonnes raisons de faire une étude de marché. Des explications qui sont cependant loin d'avoir convaincu deux experts en accompagnement de l'innovation.

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Dominique Vian

Professeur à SKEMA, auteur de la méthode ISMA 360 et du livre du même nom, ISMA 360 boussole de l'entrepreneur innovateur, Dominique Vian (photo ci-contre) prends le contre-pied des affirmations de BPI. Dans un article intitulé "Les nouvelles folles recommandations de BPI France : quand le monde d’après ressemble au monde d'avant". Point par point, raison par raison, il soutient sa thèse : "Entreprendre aujourd’hui, c’est entreprendre en incertitude. Toutes les méthodes traditionnelles (…/..) sont devenues inadaptées au monde actuel, et encore plus au monde d’après "post-covid". Voici son texte, co-signé avec Guillaume Maison, spécialiste de l'effectuation. Vivifiant.

"Les nouvelles folles recommandations de BPI France : quand le monde d’après ressemble au monde d'avant"

"Les communicants de BPI France ont encore frappé : 7 bonnes raisons pour faire une étude de marché.

Le préambule est à la hauteur de cette folie où l'on apprend que l'étude de marché serait une étape indispensable pour tout porteur d'un projet entrepreneurial ou créateur d'entreprise et que c'est elle qui permet d'adapter le produit ou service aux attentes de la clientèle. Henry Ford, inventeur de la Ford T et de l’automobile accessible pour tous, doit jouer au ventilateur dans sa tombe en lisant pareille affirmation.

Ce même préambule précise que l'étude de marché permet de confronter l'idée à la réalité. Ceci laisse à penser que les enquêtes sont la réalité alors qu’aucun répondant ne s’est jamais engagé sur ses réponses. Seul l’engagement formel dans le projet d’une partie prenante permet de transformer une idée en réalité.

73% des start-ups doivent pivoter vers un autre marché au fil du temps

Première "bonne raison" pointée par BPI France, celle de la clarification de l'idée. Elle sous-entend l'obligation, communément admise, qu'il faut avoir une vision claire de son projet et de son idée. Or, la plupart des grands entrepreneurs vous indiquent qu'ils ont mis des années à concevoir l'entreprise qui allait connaître le succès. Sam Walton, Mme TAO, William Hewlett & David Packard et ainsi de suite … Et surtout, cela vient en contradiction complète avec l’antienne du "ce n’est pas l’idée qui compte mais l’exécution", ou encore la remarque fréquente des investisseurs qui affirment volontiers que c’est la qualité de l’équipe, et non strictement de l’idée initiale, qui suffit pour investir.

Une étude portant sur 10 000 start-ups, menée par des chercheurs de l'EPFL a révélé que "73% des start-ups doivent pivoter vers un autre marché au fil du temps car leur marché initial n'a pas fourni le terrain fertile pour le produit ou le service que les fondateurs avaient espéré. Si bien que les entreprises qui ont pivoté une ou deux fois récoltent 2,5 fois plus d'argent, ont une croissance des utilisateurs 3,6 fois supérieure et sont 52 % moins susceptibles de s'agrandir prématurément que les startups qui pivotent plus de 2 fois ou pas du tout". Les pivots permettent aux startups de connaître un succès plus important que le marché initial sur lequel les fondateurs sont entrés[1].

L’inventeur du sonar n’avait pas du tout à l’idée de s’adresser au besoin des médecins gynécologues

Deuxième "bonne raison", vérifier le besoin. Là encore, l’inventeur du sonar n’avait pas du tout à l’idée de s’adresser au besoin des médecins gynécologues et obstétriciens pour créer l’échographie. Le vrai besoin découle de l’usage d’un produit ou des services et est souvent constaté a posteriori, qu’il ait été découvert ou créé.

Aucun projet n’est jamais arrivé "parfait" sur son marché

Troisième "bonne raison", perfectionner votre projet. Aucun projet n’est jamais arrivé "parfait" sur son marché. La plupart des entrepreneurs en création de projet entrepreneurial vous le diront, les évolutions de leurs produits ou services ont presque toujours été le résultat de surprises et surtout d’avoir su en tirer parti.

Les décisions stratégiques ont souvent tendance à vous enfermer

Quatrième "bonne raison", prendre des décisions stratégiques. Les décisions stratégiques ont souvent tendance à vous enfermer dans la logique de pensée du "nécessaire pour incarner l’idée". Les entrepreneurs pensent au contraire dans la logique du "suffisant pour réaliser l’idée" et celle de la perte acceptable : "je peux me le permettre".

Evaluer un chiffre d’affaires prévisionnel, c’est l’opportunité de s’engager dans des dettes inutiles

Cinquième "bonne raison", évaluer votre chiffre d’affaires prévisionnel. Evaluer un chiffre d’affaires prévisionnel, c’est l’opportunité de s’engager dans des dettes inutiles et d’hypothéquer son avenir sur la base de simples suppositions. La réalité des entrepreneurs se situent dans l’engagement formel et le faire ensemble, et non être piloté par un tableau Excel. C’est « ce que je sais » qui permet de conduire une action viable et non pas « ce que je crois ».

Nombreux sont les entrepreneurs qui ne conçoivent pas leurs actions à partir d’un futur hypothétique planifié

Sixième "bonne raison", pour définir vos plans d’actions. Pourtant, nombreux sont les entrepreneurs qui ne conçoivent pas leurs actions à partir d’un futur hypothétique planifié mais à partir du présent. De fait, leur présent consiste à analyser leurs moyens à disposition pour ne lancer que des actions viables, c’est-à-dire en ne considérant que des effets atteignables. Ceux-ci les placent dans une nouvelle situation, qu’ils analysent à nouveau au regard des nouveaux moyens dont ils disposent et ainsi de suite.

Si la réussite d’une entreprise était inscrite dans un plan, alors nous n’aurions que des grandes et belles entreprises florissantes

Septième "bonne raison", crédibiliser votre business plan. Si la réussite d’une entreprise était inscrite dans un plan, alors nous n’aurions que des grandes et belles entreprises florissantes. La créatrice de Tartine et Chocolat serait la première à pouvoir vous en parler.

Entreprendre aujourd’hui, c’est entreprendre en incertitude.

Pour terminer, ayons ici une pensée émue et sincère pour tous les entrepreneurs qui, en suivant les 7 bonnes raisons que préconisent BPI France, ont réalisé une étude de marché au mois de Janvier ou de Février 2020. Il ne s’agit pas de se moquer d’eux, bien au contraire. Il s’agit de montrer qu’avoir respecté toutes ces meilleures recommandations les a mené au fond de l’abysse. Personne n’ayant prévu la crise de la Covid, les études ont toutes été frappées d’obsolescence non programmée et irréversible.

Entreprendre aujourd’hui, c’est entreprendre en incertitude. Toutes les méthodes traditionnelles, si savamment enseignées jusqu’à présent, pour créer un projet entrepreneurial, le modéliser, le développer, ont explosé en vol. Ou plutôt, elles sont devenues inadaptées au monde actuel, et encore plus au monde d’après "post-covid".

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