Marché de l'électricité : la leçon californienne

Posté mer 27/02/2002 - 00:00
Par admin

Dans un secteur comme celui de l'énergie, la déréglementation est-elle la meilleure voie pour satisfaire la demande et innover ? Jean-Luc Gaffard, membre de l'Institut Universitaire de France, directeur de l'Idefi (Institut de Droit et d'Economie de la Firme et de l'Industrie) à Sophia Antipolis et Hervé Gasiglia, HEC, docteur en Sciences Economiques, se sont interrogés en analysant les "ratés" de l'expérimentation californienne.

La théorie économique est souvent utilisée pour justifier des choix politiques préétablis. Ce qui introduit une confusion regrettable entre les domaines des valeurs, du politique, et de l’analyse scientifique. C’est pourquoi, tout particulièrement en période électorale, il est essentiel d’analyser les logiques de dérégulation pour essayer de démêler ce qui relève de l’économie et ce qui doit relever du politique. En un mot, ce qui ressort de la fonctionnalité économique et ce qui tient du choix politique. La dérégulation des marchés de l’énergie, désormais éclairée par l’expérience californienne, a valeur d’exemple. Surtout dans le contexte actuel du débat autour de la "privatisation" d’EDF.La remise en cause du principe de monopoleJusqu’alors, l’industrie de l’électricité était classiquement organisée en monopoles géographiques verticalement intégrés (production, transport, distribution). Cette organisation était justifiée par le caractère de monopole naturel reconnu à cette industrie : la taille permettant de minimiser les coûts est celle d’une entreprise dont l’offre couvre la totalité du marché.La remise en cause de ce principe n’est pas due au hasard, mais à deux séries de facteurs:- technologiques : Le progrès technologique, qui a rendu possible une diminution de la taille optimale des centrales, et de meilleures performances techniques en matière de transport a concouru à l’élargissement géographique des marchés.- économiques : les modes de tarification réglementés des monopoles naturels sont dénoncés parce qu’ils n’incitent pas les firmes en place à introduire de nouvelles technologies porteuses de baisses de coûts.On remarquera que ce problème n’est pas spécifique aux entreprises du secteur électrique. Toute firme dominante tend à s’accaparer la rente née des innovations.Déréguler pour innover et faire baisser les prixL’objectif social de la dérégulation s'appuie sur un raisonnement qui a le mérite d’être simple et clair : en déréglementant, on favorise l’introduction de nouvelles technologies de production, ce qui permet de faire baisser significativement les prix. In fine, l’innovation induite par la déréglementation profite ainsi aux clients, industriels et ménages.Dans le cas précis de l’énergie, la déréglementation consiste à introduire la concurrence au niveau de la production et de la distribution, et à organiser un marché de gros de l’électricité sur lequel le prix traduit, non pas simplement les coûts, mais la tension entre l’offre et la demande.L’expérience montre que "le marché", imposé comme panacée sans diagnostic et réflexions préalables, peut conduire à l’opposé de ce qui est recherché. Présenté différemment : si l’on ne peut qu’être d’accord sur le principe de faire profiter le plus grand nombre des gains nés de l’innovation, la mise en œuvre ne passe pas mécaniquement par une application des "lois du marché".L'expérience californienne : la logique dite libérale appliquée à l'électricitéDans une première étape, il s’est agi en Californie d’imposer aux firmes en place d’acheter de l’électricité à de nouveaux producteurs, utilisant de nouvelles technologies, dans le cadre de contrats à long terme. Cela a eu pour effet positif de favoriser l’émergence de ces nouvelles technologies, mais dans le cadre d’un contexte contraignant qui n’a pas permis aux clients de faire pression sur les producteurs pour qu’ils baissent les prix de l’énergie.Aussi, dans une deuxième étape :- Un véritable marché de gros de l’électricité a été mis en place afin de mettre véritablement en concurrence producteurs et distributeurs.- Par souci de protéger le client final, notamment les catégories les plus pauvres de la population, les prix de détail sont restés réglementés.- L’intégration verticale a été proscrite de telle sorte que les "utilities" qui possédaient leurs propres centrales, ont été amenées à les vendre et à recourir davantage au marché.Un point un peu technique mais important mérite un arrêt sur image : les gros clients industriels n’ont pas eu la possibilité de passer des contrats bilatéraux avec tel ou tel fournisseur d’énergie. Ils ont dû au contraire acheter l’électricité sur un marché centralisé obéissant à un mécanisme classique d’enchères.L'analyse économique qui a poussé à introduire cette contrainte est la suivante : pour que le marché fonctionne correctement, c’est-à-dire sans pics de prix ni rupture d’approvisionnement, les prix doivent pouvoir réagir librement aux déplacements de l’offre et de la demande. Les autorités de régulation ont tout juste imposé un prix plafond de l’énergie pour protéger le public contre des tarifs éventuellement devenus prohibitifs.Pourquoi le système a "explosé" lors de l'été 2000Or, le système de marché mis en place en Californie a littéralement explosé, avec des coupures d’électricité et une volatilité extraordinaire des prix, sans conduire pour autant à une offre supplémentaire ni à l’entrée de nouvelles firmes.Que s’est-il passé ? Le marché a très rapidement été déséquilibré à la fois parce que les producteurs ont réduit relativement leur offre et parce que la demande s’est avérée inélastique aux variations de prix.- On se situe sur un marché fortement inélastique au prix. Lorsque, à un instant t, la demande d’énergie excède la capacité de production, les prix ne jouent pas un rôle de frein. Sur un marché de l’énergie en forte croissante, et compte tenu d’une situation d’offre insuffisante, les producteurs ont donc très naturellement augmenté leurs prix. Leur pouvoir de marché a été encore amplifié par le type d’enchères retenu sur le marché "spot" et sur le marché d’ajustement "en temps réel".- Pourquoi les producteurs ont-ils alors réduit leurs offres (relativement à la croissance de la demande), alors que le "marché" et ses prix devaient logiquement conduire à l’inverse ? C’est ici qu’interviennent les distributeurs (et le prix plafond). Les distributeurs se sont en effet très rapidement retrouvés coincés entre des prix de gros qui se sont envolés et des prix de détail plafonnés. Si l’on rajoute à cela des stratégies d’anticipation des prix qui les ont conduits à des comportements d’achat erronés, les distributeurs se sont retrouvés rapidement dans des situations financières inquiétantes… Prenant peur de l’insolvabilité croissante de leurs clients, et donc du risque grandissant d’impayés, les producteurs ont donc logiquement réduit leurs livraisons.- Enfin, l’imposition de prix plafonds en situation de forte tension par le régulateur, et l’insolvabilité grandissante des distributeurs ne pouvaient avoir d’autre effet que de conduire les producteurs à faire des offres plus lucratives à l’extérieur de la Californie. Ce qui revenait à réduire d’autant l’offre locale, donc à exacerber la tension sur les prix, etc…Face à cette situation, les pouvoirs de marché des producteurs et leurs comportements stratégiques de restriction des offres et de hausse des prix ont naturellement été dénoncés. Mais c’est en fait, le fonctionnement même du marché créé qui a rendu possible une forte volatilité des prix sans que l’on puisse relever un exercice abusif des pouvoirs de marché. Ce qui a fait défaut c’est une coordination des acteurs entre eux qui visiblement ne pouvait pas passer par le seul canal des prix courants et anticipés.Le paradoxe du "libéralisme" californienIl est particulièrement intéressant de noter qu’aujourd’hui, on ne demande pas en Californie d’aller vers plus de marché -au sens de plus de concurrence- pour sortir durablement de la crise. Au contraire, il est recommandé, de divers côtés, de recourir à la conclusion de contrats à long terme entre producteurs et distributeurs. L’existence de tels contrats doit, en effet, rétablir le crédit des distributeurs et partant, la confiance des producteurs dans la possibilité de récupérer les coûts de leurs investissements, en même temps qu’elle doit fournir une protection aux distributeurs et à leurs clients contre des pics de prix.Il est même recommandé de pousser à la constitution d’entreprises intégrant de nouveau la production et la distribution. Soit des mesures qui sont autant de restriction au libre jeu des marchés et qui favorisent l’exercice à bon escient de pouvoirs de marché.Il serait erroné de voir dans ces propositions une quelconque logique étatique, attentatoire à l’économie de marché. Elles relèvent toutes de considérations qui visent, au contraire, à assurer un bon fonctionnement des marchés et un exercice effectif de la concurrence.Trois enseignements pour l'Europe… et pour le cas EDFTrois enseignements peuvent être retenus de l'expérience californienne.- Point 1 : Contrairement à ce que l'on entend dans le débat politique actuel (notamment sur la nécessaire privatisation d'EDF), des prix qui réagissent librement aux déplacements de l’offre et de la demande ne sont pas une condition suffisante au bon fonctionnement d’un marché. Il faut encore qu’offres et demandes réagissent en retour aux signaux de prix dans le sens qui convient.Or il apparaît que le prix n'est pas le seul signal pertinent, ni même le plus important dès lors que ce qui est en jeu, du côté de l’offre, c’est la décision de réaliser des investissements valant engagement sur le long terme. Il n’est pas vrai que des hausses de prix signalent à elles seules qu’il est temps d’augmenter les capacités de production. Les producteurs doivent pouvoir disposer d’une information fiable sur les quantités offertes et demandées aux prix en vigueur, c’est-à-dire sur les comportements des autres acteurs, ce qui requiert à la fois des relations de long terme et des prix stables.- Point 2 : Tout investissement d'une certaine importance pose classiquement aux dirigeants d'entreprises un problème de prise de risque. C'est encore plus vrai dans tout ce qui est politique d'innovation. Par ailleurs, le poids grandissant des actionnaires et leurs possibilités de recours tend à rendre les managers de moins en moins enclins à la prise de risque. Les entreprises seront aussi de plus en plus réticentes à investir massivement dans des outils de production innovants en l'absence de lisibilité à la fois sur les retours (marges) et sur la durée prévisible de la période de retour sur investissement.Il y a donc une certaine contradiction entre l'instauration d'un prétendu mécanisme de marché pur et dur, censé éviter les appropriations indues de rente, et la nécessité, précisément pour les dirigeants d'entreprises, de pouvoir bénéficier de l'assurance d'une rente suffisante à long terme pour s’engager dans des politiques d'innovation. Des politiques dont personne cependant ne conteste l’intérêt pour l'ensemble de la collectivité...Le problème appelle donc des réponses un peu plus complexes que le seul recours incantatoire aux lois du marché. En l'occurrence, comme disait Nietzsche "une affirmation convaincante n'est pas vraie pour autant, elle est simplement convaincante". Qui ajoutait, ce que nous ne serions faire, "remarque destinée aux ânes” .- Point 3 : La mise en place d’un marché de l’électricité doit s’accompagner de médiations institutionnelles et organisationnelles propres à contenir les écarts entre offre et demande en électricité. C'est en ce sens qu'il faut plaider pour le maintien de firmes verticalement intégrées (qui puissent être à la fois producteurs et distributeurs), pour une quasi-intégration par le canal de contrats de long terme, pour des mécanismes d’incitation qui garantissent l’existence de réserves de capacité. Toutes choses qui ne sont nullement contradictoires avec le développement d’une concurrence praticable sur les différents segments de l’industrie électrique. Ce sont là les conclusions à retenir pour un modèle européen qui reste bien sûr à inventer.- Jean-Luc.Gaffard@idefi.cnrs.fr- herve.gasiglia@wanadoo.fr

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