Tribune libre : les 5 étapes du deuil du CD audio par Philippe Thorel
Philippe Thorel est président de la société WMI et chargé de cours en Master à lUniversité dEvry. Il a été témoin et acteur de plusieurs mutations du marché français de la musique vers le dématérialisé : en participant au lancement, en 2003, des plateformes digitales de musique Fnacmusic et Virginmega ; en créant en 2004 la base de données pour la distribution digitale des labels indépendants de la SPPF ; et par le lancement en 2009 de BigaDJ.fr, premier service de Web DJ. Dans cette tribune libre, il analyse, sous l'angle du processus de deuil, les réactions des professionnels de l'industrie du disque confrontés à une révolution technologique majeure qui bouleverse les donnes du marché.
Des réactions face à un changement total de paradigme qui pourraient aussi s'appliquer à des marchés différents comme ceux de la finance, de l'écologie ou de la santé, fortement impactés par les nouvelles technologies de l'information et de la communication. Voici sa Tribune libre, intitulée "Les 5 étapes du deuil du CD audio.
Faire le deuil du passé et recréer une nouvelle forme de valeur
"Les derniers chiffres des ventes de disques pour le premier semestre 2009 sont édifiants : - 67% en valeur par rapport à 2002. Malgré cette chute continue depuis plusieurs années, la profession na pas encore fait le deuil de son vieux modèle économique qui garantissait jusquà aujourdhui ses revenus. Ce nest pas tant la mort annoncée du support physique dont il sagit ici que celle de la matière ajoutée par le "producteur" à la création artistique appelée communément par la profession "reproduction mécanique". Et si la matière nest plus source de valeur comment va-t-on sy prendre ?
En tant que pionnier de la distribution digitale, je comprends la position délicate des producteurs et leurs difficultés actuelles. Depuis 10 ans, nous glissons inexorablement sur la pente lisse de la dévalorisation des contenus parce que le changement imposé par la technologie et le processus de dématérialisation associé na pas suffisamment été pris en considération.
Il va nous falloir accepter que le fichier MP3 n'a pas de valeur en soi (à une large échelle de marché) et que le fait de s'accrocher à l'idée contraire sera aussi efficace que de vouloir retenir de l'eau entre ses doigts. Faire le deuil du passé pour une entreprise cest sautoriser à penser différemment, à réinventer son activité et finalement à recréer une nouvelle forme de valeur. Mais avant d'aller plus loin dans notre réflexion voici quelques retours sur image de la façon dont nous avons vécu ces premières étapes du processus de deuil.
Les étapes du processus de deuil face au changement
Selon les travaux d'Elisabeth Kübler-Ross sur le processus de deuil, largement repris dans le domaine du management des organisations, 5 étapes se succèdent l'une après l'autre. D'abord, il y a le choc et le déni de réalité ensuite vient la réaction de colère avant de chercher à composer avec la nouvelle donne, puis vient la compréhension que l'on va devoir se changer soi même avant finalement que de pouvoir accepter vraiment la nouvelle situation telle qu'elle est.
1ère étape : Choc et déni du phénomène, les années 1999-2001
La légitimation du téléchargement gratuit a causé un véritable choc aux professionnels de la musique. Imaginez que votre médecin vous appelle au sujet danalyses de sang dont les résultats ne sont pas bons. Il vous prescrit une hospitalisation alors que vous vous sentez bien. Comme beaucoup, vous aurez probablement le même type de réaction. Vous vous exclamerez probablement : ce nest pas possible. Ce nest pas vrai!
Pensez maintenant à un artiste, un éditeur ou un producteur de musique qui voit ses ventes de CD diminuer de 10 à 15% par an et constate en même temps que les consommateurs téléchargent gratuitement sa musique. Même réaction: ce nest pas vrai, ce nest pas possible qu'on laisse faire ça. Cette réaction se manifeste parfois officiellement comme le font les producteurs qui sont montés au créneau mais plus souvent officieusement chez les artistes soucieux de ne pas écorner leur image auprès du public.
Le déni quant à lui est une réaction très puissante, parfois difficile à surmonter. Si nous filons la métaphore dans le domaine de la santé, nous pouvons tous nous souvenir dune personne malade, à qui son médecin avait prescrit un traitement quelle devait prendre chaque matin et qui sest ingénié inconsciemment ou pas à ne jamais le suivre, allant même parfois jusquà des hallucinations négatives du type : "Pendant des années, mon traitement avait beau être posé sur ma table de nuit, je ne le voyais pas ! "
Souvenez-vous maintenant du cas NAPSTER et du virage raté par les maisons de disques en 2001. Il sagissait de trouver un accord avec le service de téléchargement le plus utilisé au monde. Une solution était là sous nos yeux mais certaines Majors nont pas pu laccepter, ni y voir lopportunité quelle représentait pour la filière au-delà de leur intérêt personnel.
2ème étape : Révolte, colère, les années 2002-2004
Une fois la phase de choc ou de déni passée, on traverse une période pendant laquelle on considère le changement proposé comme absurde, injuste et on y réagit violemment la plupart du temps.
Pour lindustrie de la musique, cest le moment de la révolte et de la confrontation : attaque frontale sur le plan juridique vis à vis de sites pirates comme kazaa, emule, etc. La guerre est décrétée : les sites de peer to peer ne passeront pas.
Et dans le même temps, on comprend que dautres vont profiter de la situation (notamment les fournisseurs daccès à internet) avec au premier rang dentre eux Orange en France, dont lEtat est lactionnaire principal. Difficile dimaginer dans ces conditions que le ministère de la culture puisse peser plus lourd que celui des Télécoms. Et cest bien ce qui sest passé jusquà aujourdhui. Alors que la directive européenne pour le commerce électronique invitait depuis 2000 les pays membres à se doter dune loi pour favoriser lessor de léconomie numérique tout en préservant les intérêts des ayants droits, la France 9 ans plus tard vient tout juste daccoucher dHadopi2 et comme par hasard au moment où les abonnés Adsl sont suffisamment nombreux pour garantir les retours sur investissement des opérateurs.
3ème étape : Négociation, les années 2005-2009
Négociation : comment trouver un arrangement avec le changement ? Lors de cette phase, on commence à se projeter dans lavenir, et à en mesurer les avantages et les inconvénients. Dans notre cas, le compromis semble avoir été trouvé avec le téléchargement à lacte mais ce nest que la pâle transposition du vieux modèle et dailleurs les résultats ne sont pas à la hauteur des espérances. Ainsi il faudrait multiplier par 10 le chiffre daffaires 2009 des ventes numériques pour retrouver un équivalent du chiffre daffaires global des producteurs de 2002.
En effet daprès les chiffres publiés par le SNEP, si la courbe de progression des ventes numériques montre un chiffre daffaires de 37,6 M au 1er sem. 2009 contre 5,8 M en 2002, les revenus du disque quant à eux ont dégringolés de 577 M à 191 M sur la même période. Autant dire que le téléchargement payant est loin de compenser la chute des ventes de CDs dont la majeure partie se réalise désormais durant les fêtes de Noël. Le CD est devenu un produit de saison tout comme les huîtres et le foie gras.
Pendant ce temps, on saccroche à tout ce quon peut. Il sagit dessayer davoir une part du gâteau dans les start-ups en monnayant le catalogue contre des parts sociales et/ou des avances financières. Le syndrome du "take the money and run" est le mode de fonctionnement par défaut, faute dune vision plus éclairée sur ce que nous réserve lavenir.
4ème étape : Réflexion et retour sur soi en 2010 ?
A ce moment de dépression, il y a obligation de se "repenser" pour continuer à exister. Ici la réflexion porte sur la question de la valeur ajoutée de "lindustrie du disque" selon la nouvelle donne numérique. Pour cela, il nous faut poser les bases dune nouvelle problématique où sentremêlent une multitude de questions dordre : juridiques sur lavenir de la copie privée
Bien sûr, nous nous sommes posés des questions sur lévolution de notre métier et même certaines maisons de disques se sont rebaptisées "maisons dartistes" pour marquer leur distance par rapport à un ancien métier trop étroitement lié au support. Mais au-delà de la formule et des efforts pour capter dautres formes de revenus déjà existantes comme les éditions ou les concerts, on peut se demander sil y a eu une vraie réflexion quant à la nécessité de se transformer.
Force est de constater que lindustrie du disque na pas encore fait le tour de ces questions. Quand ce sera le cas, elle sera en mesure de se réinventer et dêtre en capacité de proposer de nouvelles offres à valeur ajoutée en partenariat avec les innovateurs qui ne manqueront pas de continuer à solliciter son catalogue.
Nous nen sommes quau début de ce processus de réflexion qui intègre véritablement et définitivement le changement. Bien sûr il y a eu par le passé des tentatives dadaptation mais elles sinscrivaient dans une logique de combat et pas dans une logique dacceptation. Dans cette logique de combat, on pense pouvoir dominer la situation à son avantage.
Par exemple, il sest agi pour les majors de développer en propre des sites de téléchargement comme Pressplay ou Musicnet avec comme résultat léchec quon connaît, alors que le bon sens eut été de faire confiance aux initiatives venant dacteurs plus compétents pour créer une large demande (comme Napster par exemple) dune part, et de créer les conditions favorables au développement de ces nouvelles offres, dautre part.
Par exemple, au travers dune plateforme internationale de backoffice qui aurait permis une traçabilité des usages gage de létablissement dune relation de confiance entre ayants droits et la multitude de nouveaux services qui nauraient pas manqué de sy raccorder.
Malheureusement et à défaut davoir compris la nécessité dinternaliser la technologie selon une approche B2B et non B2C, cest encore la méfiance générale qui domine entre les acteurs. Combien de temps avant de passer à lacceptation définitive du changement et à quelles conditions ? De manière non exhaustive, cela va dépendre en France :
5ème étape : Acceptation, oui mais quand ?
Cest seulement après sêtre plongé sans concession dans létape précédente et en être sorti comme régénéré quon sera en mesure de reconnaître que le changement apporte au moins autant, sinon plus davantages que dinconvénients par rapport à la situation antérieure. "Lindustrie de la musique doit changer dattitude et composer avec son avenir plutôt que se battre contre lui. Pour renouer avec le succès, elle devra prendre en considération que les nouveaux modèles de revenus seront un mix entre la publicité, le téléchargement, les abonnements et la vente de billets et où la clé du succès viendra dun packaging approprié des droits daccès et de la portabilité de ceux-ci, nous dit Daniel Ek, le cofondateur de Spotify.
Le processus de deuil décrit ci-dessus nest pas totalement accompli, sinon nous aurions déjà vus les signaux de cette nouvelle prise de conscience. Mais il est en train de franchir un cap, celui où lintime conviction de devoir changer supplante le simple besoin initial de chercher à comprendre ce qui nous arrive. Mais pour que nous acceptions de changer encore faut il créer un climat de confiance entre les uns et les autres. Cela implique que nous ayons dabord confiance en nous mêmes et en notre capacité de faire différemment quauparavant. Ce sera alors le premier signe du véritable changement.
Il nen demeure pas moins que la problématique reste complexe au même titre que bien d'autres changements de paradigme que nous connaissons aujourd'hui dans des domaines aussi différents que la finance, l'écologie ou la santé. De fait, il s'agissait moins ici de proposer de pseudo solutions qui seront rapidement balayées par le vent des innovations que de partager simplement avec vous une analyse nourrie aux racines des profonds bouleversements constatés."
|